La réalité est la moins saisissable des vérités
René Char
LES DEFINITIONS DE LA STATISTIQUE sont, paraît-il, très nombreuses, mais chacun ne peut guère en citer que quelques-unes, toujours plus ou moins les mêmes.
En donnant pour titre L’ordre divin1 à son ouvrage majeur (1741), le pasteur Johann Peter Süssmilch est sans doute l’un des premiers auteurs à nous avoir donné une définition intéressante de la statistique – du moins à travers la démographie – puisqu’il nous dit que « L’ordre ne peut être révélé que par les grands nombres ».
Ce que l’on se propose de réécrire de la façon suivante : « La statistique consiste à rechercher l’ordre divin qui se cache dans les chiffres ». Le patrimoine des définitions s’est depuis lors enrichi et, s’il n’existe pas encore, on souhaiterait qu’un inventaire fût mis en œuvre.
Pénombre ne serait-elle pas bien placée pour faire la lumière sur cet aspect méconnu de la statistique ? Ne peut-on pas imaginer que l’association s’assigne pour tâche de faire le recensement de toutes les formules qui, d’hier à aujourd’hui, ont été proposées pour caractériser la discipline ?
De l’inventaire à la distribution statistique il n’y a qu’un pas, et l’on voit bien se dessiner telle ou telle nomenclature appropriée pour regrouper les formules : selon le procédé (définition, aphorisme, boutade, métaphore, adage, etc.), selon la forme (savante, littéraire, populaire, vulgaire, etc.), selon le ton (sérieux, ironique, badin, amusé, désabusé, loufoque, etc.).
On passerait très vite de la distribution à la corrélation. Il ne fait guère de doute que nombre de formules ont un air moqueur et, à n’en point douter, une connotation qui évoque plutôt le théâtre de boulevard que le panthéon de la science (« les statistiques nous trompent, elles disent beaucoup mais cachent l’essentiel… », des expressions qui renvoient à des humoristes satiriques comme George Bernard Shaw et Sacha Guitry).
Au fond, la statistique serait source d’inspiration et l’on pourrait imaginer qu’au nombre des neuf muses on joigne la femme – ce que d’aucuns ont déjà fait – et la statistique. Ces deux sujets d’inspiration, mais qui sont autant objets d’admiration que de ressentiment, sont indiscutablement du même genre2. Et peut-être l’ironie affichée par ceux qui se moquent de l’une ou de l’autre doit-elle être vue comme une défense, celle des amoureux déçus, les uns de la discipline, les autres par indiscipline. Une petite différence toutefois : tenir en société des propos misogynes est aujourd’hui devenu fort imprudent, tandis que se moquer des statistiques ne risque pas de susciter l’opprobre, et ce pour longtemps encore…
Sur le même registre, on pourrait oser la formule suivante : « La statistique est l’avenir de l’homme3 ». Outre qu’elle n’est pas originale, l’expression est ostensiblement prétentieuse, au même titre que la suivante : « D’une ombre faisons la lumière », formule dont l’ambiguïté laisse toutefois un certain choix à l’interprétation.
Au passage, on se permet de suggérer un slogan que pourrait parfaitement faire sien Pénombre : « Sur le nombre faisons la lumière ». L’avantage de cette dernière formule est d’obliger les chiffres à faire preuve d’un peu de modestie dans une société qui en fait un usage trop souvent inapproprié.
Chacun sait que les chiffres, quand ils sont seuls, ne parlent guère. Pour être éloquents, il faut qu’ils soient en groupe et il faut leur faire subir une « bonne correction ».
Formule à ne pas toutefois prendre trop à la lettre car, si l’on n’y prend garde, on risque de dépasser les limites de l’intervalle de confiance.
L’expression « pour faire parler les chiffres, torturons-les » est tout de même un peu déplaisante. Elle fait un peu désordre !
Retour à l’ordre, et place au droit. Une façon un peu plus savante de caractériser la statistique serait de dire, en convoquant le calcul des probabilités : « Les chiffres font la loi », avant d’ajouter : « sachant qu’ils s’arrangent librement et normalement avec elle ». Normalement, mais pas toujours.
En somme on pourrait suggérer la définition suivante : « La statistique écrit les tables de la loi et nous éclaire sur les écarts admissibles ».
Venons-en enfin à la statistique publique pour qui, nous dit-on, « tout le monde compte ». Certes oui, mais dans le meilleur des mondes et pour autant que chacun soit affecté d’un même coefficient de pondération.
Or, dans la société libérale où l’argent compte plus que les gens, où l’on inverse allègrement les valeurs, il est tentant de retourner aussi les mots et de fixer à la statistique l’objectif de « faire du chiffre avec les nombres ».
Expression marchande et troublante à la fois car, en l’occurrence, on peut craindre que l’inversion de l’ordre ne traduise une pensée en désordre.
On préfèrera donc une autre formule plus conforme au bon sens, mais surtout à l’esprit du service public. La vocation de la statistique ne serait-elle pas, fondamentalement, de : « mettre les chiffres au service du plus grand nombre » ?
Bernard Aubry
1. Titre complet de l’ouvrage : L’ordre divin dans les changements de l’espèce humaine démontré par la naissance, la mort et la propagation de celle-ci, traduit et annoté par Jean-Marc Rohrbasser, Ined, 1998.
2. Le terme statistique serait au féminin dans la plupart des langues.
3. Une variante au caractère « omphalique » et donc forcément un peu sibyllin pourrait être : « La statistique est le nombril du monde ». Ceux qui scrutent l’avenir en faisant confiance aux projections démographiques de l’Insee plutôt qu’aux chiffres utiles à la pratique de la numérologie comprendront aisément. Les autres devront se faire initier, à Delphes par exemple.