Innovation, créativité et éducation
Beaucoup d’études économiques ont été consacrées à la relation entre éducation et croissance. L’approche moderne de la croissance doit inclure le concept d’innovation dans la mesure où le développement économique est de plus en plus qualitatif. D’où l’intérêt d’étudier les enjeux de l’évolution du système pédagogique dans le contexte des travaux les plus récents de l’économie d’innovation. Or cette dernière est actuellement renouvelée par l’introduction du concept de créativité.
De nos jours, préparer les jeunes à un régime économique d’innovation permanente, c’est avant tout les rendre créatifs. Produire des « entrepreneurs » au sens large (créateurs d’entreprise, cadres et employés capables de porter le changement dans les organisations, entrepreneurs de la science des arts et de la culture, initiateurs d’activités innovantes dans le domaine social, etc.) devient un véritable impératif politique, particulièrement dans les pays développés. Il ne s’agit pas seulement de préparer les futurs citoyens à l’évolution constante des savoirs, des techniques et des organisations (ou de se limiter à des politiques adéquationnistes fondée sur des prévisions d’évolution des métiers), il s’agit de les préparer au monde de l’avenir – monde que, par définition, nous ne connaissons pas vraiment, mais dont ils devront être les acteurs. Bien entendu, en fonction de leurs capacités individuelles, tous les jeunes ne sont pas promis aux mêmes fonctions créatives, mais il s’agit ici de poser une tendance globale qui risque d’être vécue par le système existant comme une véritable rupture. Innover, c’est justement être capable de penser en rupture, pour les individus comme pour les institutions. Un enjeu conceptuel majeur, dans ce cadre, est de définir la créativité non pas comme un concept plus ou moins équivalent à celui d’innovation, mais comme une idée complémentaire.
La créativité est la capacité à formuler des idées nouvelles et pertinentes (pour formuler de manière concise une des définitions les plus courantes dans la littérature spécialisée, celle de R.J. Sternberg). La pertinence suppose des connaissances (mais pas seulement formelles) ; par contre, la capacité de produire des idées nouvelles n’est pas strictement liée à la connaissance et elle peut même parfois être paralysée par un certain type de connaissances.
La créativité se déploie sur divers champs : en science elle mène à des découvertes, en technologie à des inventions, et en économie à des innovations. Il existe bien entendu encore d’autres dimensions dans lesquelles s’exerce la créativité, comme les arts et diverses formes d’expression culturelle. Tous ces champs de créativité sont paradoxalement à la fois bien distincts et cependant liés. D’où l’intérêt d’une réflexion pédagogique sur le rôle potentiel des enseignements dans d’autres domaines que les langages fondamentaux. Mais faut-il encore parler « d’enseignement » ? Ne faut-il pas penser autrement la maïeutique de ces « matières » qui n’ont pas pour principal objectif d’acquérir des connaissances, mais de former du savoir-être ? Il est clair qu’il s’agit là de questions redoutables dès que l’on évoque les possibilités de mise en œuvre, de financement, d’acceptabilité par les personnels, etc., mais à ce stade ce n’est pas notre propos.
Pour revenir sur les questions théoriques fondamentales, il est important de souligner que, jusqu’à présent, la manière dont les économistes ont formalisé l’économie de l’innovation est essentiellement celle d’une économie de la connaissance. Ce qui nous semble nouveau avec l’introduction du concept de créativité (management de la créativité, territoires créatifs, etc.) c’est de considérer une autre facette de la question, qui est la capacité et la volonté des acteurs « créatifs » de changer le monde à travers leurs idées nouvelles. La connaissance pure (sans la volonté d’entreprendre) est aussi stérile du point de vue de la créativité que la volonté d’entreprendre ne l’est sans la connaissance. En conséquence, le système éducatif devrait prendre à part égale ces deux facettes des potentialités humaines.
Malheureusement la plupart des évaluations qui sont faites du système éducatif, en France comme à l’étranger, montrent qu’on y met bien plus l’accent sur l’apprentissage des connaissances que sur les capacités créatives des jeunes. Parfois l’accent mis sur les apprentissages formels est presque contre-productif par rapport au deuxième objectif majeur qui serait de favoriser l’expérimentation, la prise de risque, la confiance raisonnée en soi-même, etc.
Dans le cas de la France, ce syndrome se présente sous une forme sans doute quelque peu exacerbée. La situation est d’autant plus grave qu’on observe aussi une dégradation sur l’objectif d’apprentissage des connaissances si l’on en croit les rapports de l’OCDE. Plus précisément, le système français reste très efficace dans la production des élites (au moins en termes de connaissances/compétences) mais de moins en moins en moyenne sur l’ensemble de la population, d’où l’aggravation des inégalités. Il faut de surcroît souligner que le caractère élitiste du système français présente un autre inconvénient que le creusement des inégalités: les élites elles-mêmes sont plus sélectionnés et éduquées sur le plan des connaissances que pour la formation d’entrepreneurs au sens large : création d’entreprise, recherche dans des domaines de rupture, etc. Telle est en tout cas l’intuition que l’on peut avoir à travers des comparaisons internationales avec les pays anglo-saxons ou d’Europe du Nord, voire avec certains pays émergeants. Ces comparaisons portent sur les créations d’entreprises, les domaines d’innovation, la place des docteurs dans la gouvernance des organisations privées ou publiques, etc.
Ces quelques réflexions critiques sur le système éducatif actuel devraient permettre de lancer le débat sur la nécessité d’innover en matière d’éducation (surtout en formation initiale) et d’initier des pistes pour l’action. Pour terminer sur une note optimiste, je tiens à souligner qu’il existe plus de capacités créatives que l’on ne pense chez les jeunes et chez les enseignants. Les rigidités systémiques sont une des contraintes principales à bousculer, mais il y en a d’autres, en particulier l’attitude des parents. L’anxiété est un des pires ennemis de la créativité : celle de l’administration centrale à la française qui veut tout formater par crainte de l’auto-organisation ; et celle des citoyens qui ne veulent prendre aucun risque pour leurs enfants. Attaquons-nous au principe de précaution généralisé !